Les hyènes du Malawi, ou le terrible « apprentissage » du sexe. Les familles envoient leurs filles à peine pubères dans des camps de « vacances » pour qu’elles apprennent « les choses de la vie ».
L’innocence d’Awa Kandaya n’est qu’une façade. La virginité de cette jeune femme de 20 ans, sac à dos d’écolière sur les épaules et sourire charmant, lui a été arrachée quand elle avait 9 ans dans un camp d’« initiation sexuelle », dans le sud du Malawi . Selon la tradition locale, un homme, payé par ses parents pour lui apprendre « les choses de la vie », l’a violée. Onze ans plus tard, les parents parlent volontiers du camp. Le viol, lui, reste un tabou. Assise sur les marches d’un bâtiment de Nampugo, village du district de Mulanje, à des kilomètres de la première route bitumée, Awa explique le rite. Si elle est commune à certains pays d’ Afrique de l’Est qui l’abrogent peu à peu, cette tradition d’« initiation sexuelle » des petites filles reste très implantée au Malawi. Ici, comme dans la majorité des zones rurales, elles doivent toutes se rendre, dès leurs premières menstruations, dans un camp. Elles en ressortent sinon déflorées, du moins profondément changées
« Les parents inscrivent leurs filles au camp, c’est une affaire familiale, explique Esitele Paulo, l’une des deux organisatrices du camp où a été envoyée Awa Kandaya. Elles se présentent durant les vacances de septembre et sont à nous pour deux semaines. » Deux semaines pour faire de ces fillettes des « femmes » avant l’heure censées être aptes à prendre en main un foyer.
Véritable outil d’asservissement aux hommes, le camp d’initiation est dirigé par deux femmes. « On part à l’écart du village, dans un bâtiment loin des hommes où nous sommes seules avec les organisatrices du camp », se souvient la jeune Awa. « Une fois que les premiers rituels commencent, on comprend qu’on est là pour apprendre à plaire à un homme, comment lui faire plaisir sexuellement », continue-t-elle. Devenue anxieuse à l’évocation de ses souvenirs, la jeune fille perd son sourire.
Rien ne transparaît sur les pratiques du camp : l’omerta est entière. Aux gamines qui refusent de se plier au rite, la loi des ancêtres promet maladies de peau et malheurs familiaux. Certaines, naïves, sont heureuses de se rendre dans ce qu’elles croient être un camp de vacances, d’autres ont déjà entendu des rumeurs, ou les messages de dénonciation des ONG. Mais, bon gré mal gré, l’immense majorité des filles s’y résignent, encouragées par des mères qui perpétuent ce qu’elles ont elles-mêmes subi sans rien dire à leurs enfants de ce qui les attend. « On les emmène à la rivière, les filles se déshabillent, elles doivent être nues, explique sans gêne la tenancière du lieu, pieds nus et vêtue de son chitenje traditionnel bleu roi. Elles s’essaient à la danse chisamba, à remuer leurs fesses pour exciter les hommes. » Toujours nues, les enfants se frottent les unes contre les autres, puis s’allongent et doivent simuler chacune l’acte sexuel. Sur une vieille chaise en plastique de l’école catholique Namulenga, Esitele Paulo raconte sans sourciller ce qu’elle fait depuis « des dizaines d’années ». Au bord de la rivière, dans la forêt, les fillettes doivent s’entraîner à la fellation sur un morceau de bois alors qu’elles n’ont même pas encore passé leur puberté. Mais Esitele Paulo et de nombreuses mères de famille n’en démordent pas : il faut enseigner « la vie » à la jeunesse grandissante. « Pourquoi j’ai envoyé ma fille dans ce camp ? Pour la tradition et pour lui apprendre les bonnes manières », répond du tac au tac Lima Kandaya, la mère d’Awa, balayant d’un revers de la main les réactions « des gens de la ville » qui osent poser des questions sur le traumatisme psychique et physique engendré par ces pratiques.
Ici, la tradition prend le dessus sur le consentement individuel, les règles d’hygiène élémentaires et la planification familiale. Entre autres lois enseignées au camp : tout ce qui a trait aux menstruations l’utilisation de serviettes hygiéniques ou de tampons devra être caché aux hommes parce qu’ils pourraient en être dégoûtés et ne plus vouloir toucher leur femme. En revanche, aucun enseignement sur l’appareil génital féminin, la procréation, aucun encouragement à l’usage de contraceptifs. Aucune prévention non plus sur la transmission du sida. « Ces camps sont un lavage de cerveau de ces filles qui deviennent femmes trop vite, regrette Joyce Mkandawire, de l’ONG Let’s Girls Lead. Les conséquences sont désastreuses. Et après le camp, beaucoup de filles se marient et quittent l’école. » Au Malawi, une fille sur deux est mariée avant ses 18 ans. A Mulanje, le poids de la tradition est puissant autant que sa remise en question est lente. « Combien ont la force de remettre en cause cette culture quand votre mère, votre grand-mère vous disent que c’est bien ? Combien ont la force de dire qu’une “hyène” est un violeur ? »
Les hyènes, ces hommes payés par les familles pour avoir une relation sexuelle avec leurs fillettes, sont légion en zone rurale. Si les autorités insistent sur la disparition de cette pratique, beaucoup de filles subissent encore une relation sexuelle non protégée avec une hyène au sortir du camp, pour « parachever » le rite. Esitele Paulo parle volontiers des hyènes, mais refuse d’y être associée. « Pas de ça chez nous ! », s’énerve-t-elle, l’air altier et les yeux accusateurs. Le kusasa fumbi, comme on l’appelle en langue chichewa, est interdit au Malawi depuis 2013, et personne ne veut risquer de finir derrière les barreaux.
La jeune Awa, elle, acquiesce quand on évoque ensemble les fisi, les hyènes. Les autres interlocuteurs ont tous nié, un à un, mais Awa Kandaya, ancienne pensionnaire du camp d’Esitele Paulo, reconnaît la présence d’une hyène dans la communauté. Oui, on l’a obligée à avoir une relation sexuelle non protégée avec cet homme âgé. Oui, elle a été violée. Au Malawi, une personne sur dix est porteuse du VIH. Awa n’a pas fait de test, elle refuse pour l’heure de s’en inquiéter. Comme une réminiscence de sa jeunesse innocente. Sa jeunesse d’avant la hyène
La rédaction